Dans l'inconscient collectif, Mao Zedong et la Révolution
culturelle occupent une place très particulière et
suscitent toujours fascination et stupeur. Plus rarement de l'horreur.
C'était déjà vrai à la fin des années
60, quand les révoltes étudiantes de par le monde
s'inspiraient des dénonciations et des slogans des gardes
rouges, ou lorsqu'au début des années 70, Andy Warhol
réalisait à New York ses fameuses sérigraphies
sur soie du Grand Timonier. C'est vrai encore aujourd'hui, alors
que cet épisode semble lointain, et en contraste avec la
société chinoise d'aujourd'hui reflétée
à travers les médias. Aussi était-il indispensable
de produire une vision plus nette de la tourmente qui mit la Chine
sens dessus-dessous entre 1966 et 1976. Li Zhensheng nous offre
cette vision à travers une oeuvre exceptionnelle, la seule
à ce jour que l'histoire ait dévoilée.`
Le
projet d'une exposition et d'un livre prend naissance au milieu
d'une trentaine de milliers d'enveloppes en papier brun que Li Zhensheng
a apportées par petits lots de Pékin dans les bureaux
de Contact Press Images à New York à partir de 1999,
regroupées par des élastiques en fonction des dates,
des lieux, des films utilisés, ou d'autres critères
encore. Dans chacune d'elles, un négatif protégé
par une glacine. Certains d'entre eux sortaient pour la première
fois à l'air libre depuis que Li les avait soigneusement
coupés et rangés. Chaque enveloppe portait une élégante
calligraphie chinoise de la main du photographe : une information
détaillée. Les villes et les comtés, les noms
des gens, les titres officiels et autres précisions étaient
soigneusement consignés.
Dans
le livre comme dans l'exposition, aucune image n'est recadrée
: c'est ainsi que l'on peut voir non seulement ce que voyait le
photographe, mais aussi ce que le film avait physiquement enregistré.
Le choix et le déroulé des images s'inscrivent dans
une exacte chronologie afin de mieux dégager le processus
historique. La légende de chaque photographie est complète
et systématiquement recoupée avec les archives du
Quotidien du Heilongjiang pour lequel Li a travaillé de 1963
à 1980.
Entre
information et propagande, mise en scène et témoignage,
reportage et Histoire, la marge reste ténue et problématique.
Li Zhensheng, en bon photojournaliste, nous renvoie à ces
éternelles et pertinentes questions. Elles sont plus que
jamais d'actualité, à l'ère d'une autre révolution,
celle du numérique et de l'internet qui vient bousculer les
normes et la société.
La
Révolution Culturelle est un univers de théâtre
pur où les spectateurs sont poussés vers la scène
au fur et à mesure : du bas en haut de l'échelle sociale,
du paysan pauvre, prenant part à une "séance
de lutte", à "l'ennemi de classe" qui, à
son tour, incline le buste. Avec brassards et drapeaux, banderoles
et dazibao, petits livres rouges pour accessoires, la province entière
du Heilongjiang devient une estrade. En fait c'est la Chine toute
entière qui monte sur une scène soumise à l'omniprésence
d'une invisible diva dont les représentations se glissent
dans tous les recoins de la société. Tout acte est
minutieusement programmé, souvent de la plus cruelle et machiavélique
façon, et magistralement dirigé. Le scénario
prend pied dans le réel. La pièce distribue un rôle
à chacun; une pièce aux figurants multiples, avec
ou sans texte, souvent rendus brutalement muets. Li ne nous cache
rien --humiliation, lâcheté, cruauté--, son
témoignage est imprégné d'une terrifiante humanité.
Nous
lui serons toujours reconnaissants d'avoir pris tant de risques
pour préserver ses images au moment où nombre de ses
confrères acceptaient de voir détruits leurs négatifs
politiquement "négatifs". Comme nous sommes reconnaissants
à l'auteur des auto-portraits, soucieux de laisser une trace
de son existence et de ses rêves d'individualité, d'élégance,
et d'un monde meilleur. Mais il est ici question d'Histoire, ce
que Li Zhensheng n'a jamais perdu de vue. Un besoin de se souvenir
et de revisiter ce temps étrange et terrible que fut la Grande
Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine.
2003
© Robert Pledge
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